« Vous devriez vous méfier de tout le monde ici. – les yeux de la dame s’amincissent - Surtout en étant seule. »
Voyez donc. L’agacement l’emporte, surtout lorsque Jézabelle accorde de l’importance à ce petit sourire goguenard qu’elle voit flotter sur la bouche du gitan avant sa savante mise en garde. Il est bête, ou alors il n’a croisé que des jouvencelles étourdies avec lesquelles il fallait user de paroles bêtes pour bien se faire entendre. Mme Davis a-t-elle des airs d’idiote ? Elle inspire, comprend que si elle peut toutefois passer pour une imprudente, c’est que sur son visage ne sont pas marqués les souvenirs d’endroits beaucoup plus sordides que ceux-ci qu’elle a un jour fréquenté. Mais qui pourrait se douter, en regardant sa peau de pêche, ses bonnes manières de la Haute et son cou fragile, qu’elle ait déjà pu traîner ses pieds dans la misère humaine, celle qui vous fait vomir de honte et de laideur.
Soit. Jézabelle se garde de rectifier les impressions de ce si bon gentleman en devenir, pour l’instant. Car bien qu’elle pourrait, comme bien des femmes, jouer de cette apparente faiblesse qui est la sienne, la Sawkins possède un ego beaucoup trop enflé pour ne pas chercher à bien se faire connaître dans les moments qui suivront.
« Pour qu'une belle comme vous s'avance seule jusqu'ici, il lui faut forcément une excellente raison. »
Jézabelle appuie ce commentaire d’un regard tranchant, complice, allons, continuez donc d’explorer, j’aime entendre les esprits d’analyse. De toute façon, la veuve n’est pas ici pour jouer la mystérieuse ; elle est venu ici chercher quelque chose, et ne repartira pas sans l’avoir obtenue. Et un sacré caractère, qu’il rajoute. Cette fois, les yeux étrécies de l’anglaise se confondent avec ceux d’une chatte. Elle boit une autre gorgée ; son silence parle pour elle.
« Alors si vous n'êtes pas perdue, qu'est-ce que c'est, votre raison ? »
Elle lève à nouveau son verre, mais en inspecte plutôt le contenu, puis le repose. « D’abord… je ne suis pas venue pour des flatteries, monsieur Belkhan. » Jézabelle n’est pas imbue d’elle-même au point de penser que ce une belle, et ce sacré caractère sont des compliments ; non, elle veut simplement creuser une distance d’un bon coup de machette, efficacement et proprement. Ne laisser planer aucun sous-entendu. Ne laisser aucune longueur. Elle lève les yeux, dévisage le gitan et adosse plus confortablement ses épaules sur le dossier de la chaise, les doigts délicatement posées sur sa chope. Il a une belle gueule, ce voyou.
« Ce sont les affaires qui m’obligent. » Silence, mesure. Jézabelle prend une voix feutrée qui ne s’adresse qu’au gitan et qui se perd dans le brouhaha enfumé de la taverne : « Je suis assise sur une mine d’or, monsieur Belhkan. Je n’aime pas qu’on y touche ; cela me rend inconfortable. Vous n’êtes sans doute pas étranger à la grande forêt de pins qui s’étire derrière votre campement, en amont. Un ruisseau la sépare du territoire des gitans, la limite est on ne peut plus clair, même pour de parfaits imbéciles. Cette forêt, c’est la mienne. Celle au Sud de Warwick Bay également. La plaine de Camp Hill m’appartient. Lower Allen, Rutherford, Bucks Valley, le versant ouest de Mont Patrick… m’appartiennent. »
Mme Davis dilue l’acidité en fin de phrase dans une lampée d’eau-de-vie. Du regard, elle interdit au Belkhan de dire quoi que ce soit avant qu’elle n’ait finit son petit exposé.
« Si les sauvages ne comprennent pas très bien les notions de propriétés, je sais que les gitans, eux, les assimilent fort bien. C’est pour cette raison que je ne peux m’empêcher d’être contrariée lorsqu’ils chassent sur mes terres, et d’autant plus lorsqu’ils se plaisent à croire que la bonne veuve Davis ne se risquera pas à intervenir. »
Les traits se sont tirés sur son visage. Elle observe l’homme avec attention, cartes sur table, veut son avis, son pouls, veut tout : « Les gitans sont un peuple fier. Aussi devrait-il être le premier à comprendre que je ne puisse laisser leur arrogance salir le nom de mon mari. »
Elle veut qu'il parle, qu'il rit, peut-être, ou qu'il se lève comme s'il en n'avait absolument rien à foutre, parce que jézabelle sait déjà comment obtenir son aide, avec une proposition plus alléchante encore que les pièces d'or dissimulés dans sa bourse. Il n'a qu'à être bon chasseur, et il a déjà la gueule de l'emploi.
Et puis, soyons franc. Avec cet air moqueur qui lui passe parfois dans les yeux, parfois sur les lèvres, la Sawkins reconnaît là un trait de caractère qui se délectera, comme elle, des affaires et du défi qu'elle lui proposera.