Mai 1690, bords de la Susquehanna.
Des larmes aux coins des joues, séchées d'un revers de gant. Le tissu irrite la peau rougie par le frais de Mai, par la pâleur, par l'effort qu'il faut pour se retenir de pleurer. C'est difficile, pourtant nécessaire. Pour une fois, elle a fais une prière devant la tombe, elle s'est mise à genoux, et elle a adressé quelques mots au ciel. Pas à Dieu, non. Toujours pas. Mais à son amie, son amie qui veille désormais sur elle. Ses bras et sa chaleur ne seront plus un réconfort. Elle lèvera les yeux vers le ciel, désormais. Elle adressera quelques prières, désormais.
Son coeur est lourd, alors il lui est difficile de se relever. Il pèse dans sa poitrine, glisse jusque dans son ventre où il pèse plus fort encore. Il creuse en son âme un trou béant qu'elle sait vorace et impossible à refermer ; elle sait, parce qu'elle connaît. Le souvenir douloureux de la perte rajoute un poids supplémentaire sur ses épaules, dans sa tête, sur tout son corps qu'elle doit pourtant garder droit et digne. On ne se montre pas faible, ici, pas lorsque l'on est une jeune bourgeoise. Pourtant, Dieu et Elizabeth seuls savent à quel point sa mentalité peut aller à l'encontre de ces principes. Mais c'est comme ça, l'on ne se plaint pas. L'on pleure en silence, l'on n'est plus des enfants qui hurlent leur peine au monde pour avoir un peu de tendresse et d'attention.
Pourtant dans ce corps de femme, l'enfant hurle encore. L'enfant tambourine, l'enfant cogne, l'enfant pleure toute sa détresse et sa tristesse. Il tremble, même, tremble de peur, tant il est seul, abandonné, délaissé. Tant la pénombre de sa vie l'engloutit progressivement, sans lui laisser aucune chance de s'en sortir. Et ça, rien que ça, fait couler les larmes sur ses joues.
Sa robe noire traîne dans la terre humide, sans pour autant se salir. Elle longe la rivière, écoute son calme, écoute la nature qui chante silencieusement. Une longue promenade lui fera sans doute le plus grand bien. Elle se dérobe à la vie de la colonie, se dérobe à ses obligations de jeune fille de bonne famille. Au moins, sur le chemin de son deuil, elle pourra pleurer aussi fort qu'elle le veut. Pleurer la perte de cette deuxième mère ; personne ne l'entendra.
Personne d'autre que ce baigneur.
Sa voix sanglotante se tait instantanément. La surprise la heurte tandis que ses yeux embrumés de larmes terminent leur réserve d'eau sur ses joues rouges. Son nez renifle, un peu bruyamment, enfant qu'elle est, et elle s'arrête de marcher, le fixe. Ses pouces essuient ses larmes pour mieux apercevoir cette silhouette dans l'eau. Est-il mort ? Quoi qu'il en soit, il est nu. Un rapide coup-d'oeil alentour ; ses vêtements sont là. Curieuse, mais surtout troublée, elle s'approche, saisit une pierre de bonne envergure qu'elle jette dans l'eau en direction de l'inconnu. Le fracas du caillou qui fend la surface et éclabousse l'individu la fait légèrement rire, surtout lorsque celui-ci réagit. L'enfant qui a refait surface a besoin de jouer, de se distraire. Et un homme nu flottant à la surface d'une rivière fréquentée par cadavres et trois mats semble être une merveilleuse distraction.
▬ Oh, pardonnez-moi. J'ai cru que vous étiez mort. S'excuse-t-elle, jouant la carte de la panique. Sa voix brisée et ses yeux encore brillants, son nez rouge et ses lèvres humides appuient un peu plus encore son idiotie. Cependant, en l'observant plus en détails, elle plisse les yeux. C'est un indien ? Les vêtements viennent de la colonie, sans nul doute. Et puis, un indien serait bien imprudent d'ainsi de laisser porter, nu, par les courants, en cette fin de journée, les vêtements à la merci du premier pouilleux qui aurait besoin de s'habiller. Tout bien réfléchit, un citoyen aussi serait bien idiot de faire ça...
Sa distraction nouvelle a l'air bien plus amusante qu'escompté.