Les naseaux font un bruit puissant alors que les sabots pressent le sol humide, l'écrasent, tandis qu'il fait presque taire le bruit des pas. L'harnachement émet quelques doux cliquetis selon les mouvements de tête de l'animal qu'il hoche parfois pour dégager ses propres crins de ses yeux ; les oreilles alertes, la jument écoute, observe, marche selon les désires de sa maîtresse. Cette dernière, la robe grossièrement posée sur la selle qui dégouline jusqu'aux flancs de la bête, talons vers le bas et mollets serrés autour du ventre de sa monture, tiens les rênes d'une main, légèrement penchée vers l'arrière. Elle aussi, écoute, est attentive. Fait attention. Regarde à gauche, parfois à droite. Entre les arbres. Cela fait bien longtemps qu'elle n'a pas visité ces lieux qu'elle connaissait sur le bout des doigts avant l'attaque. Son attaque. Le jour où elle a faillit ne plus voir le jour se lever, ne plus revoir cette puissante forêt qu'elle affectionne tant ; le jour où tout aurait pu s'arrêter. Chance ou destin ; elle doit sa vie à Adam. Que Dieu le protège, et elle le prie parfois, aussi mauvais soit-il avec elle.
Depuis ce jour, son ennui est profond. Jamais de sa vie elle n'a vécu pareille situation ; enfermée à la maison, elle sort désormais rarement sans chaperon. Durant son enfance, à Glasgow, l'on ne l'embêtait pas. C'était juste "une petite fille turbulente qui a perdu sa mère". Donc on la laissait, plus ou moins, aller où bon lui semblait, tout en restant dans les sages quartiers qu'elle connaissait, qu'elle savait sans danger, et tant qu'elle se faisait discrète et n'allait pas causer de problèmes aux adultes, ça ne gênait personne. Timothée l'aidait beaucoup, elle passait des heures chez lui. Trop occupé, son père faisait mine de ne rien voir, alors ça lui allait. Mais aujourd'hui, elle est une femme, comprenez, plus une enfant. Elle a des devoirs de femme à accomplir, des devoirs pour être une future épouse et une future mère. Voguer ainsi en ville n'est plus convenable, plus excusable ; on l'accable, parfois même trop pour qu'elle ne puisse le supporter. Se rendre sur la tombe d'Ernest devient de plus en plus compliqué, de même qu'aller chez l'apothicaire. "Tu as des servants", oui, mais j'aime ma solitude et pouvoir faire les choses par moi-même. Si elle veut une infusion, elle n'attendra pas qu'on la lui apporte sur un plateau. Ses "amies" ne comprennent pas cette démarche, elles, pourries gâtées, qui ne font pas le moindre effort pour se coiffer elles-mêmes, pour apprendre au moins à faire le thé correctement. Pourtant, ce n'est pas difficile de faire du thé. Encore moins d'aller...
Quelque chose a bougé.
Agnodice se fige. Sa maîtresse aussi.
La jument piaffe un instant, les oreilles dressée, aux aguets. La tête droite, son pelage gris souris frissonne alors que ses naseaux expirent énormément de buée, son souffle profond. Elle hume l'air. Il y a quelque chose. Caoimhe, elle, reste droite sur sa selle. Elle a attrapé les rênes des deux mains, s'est redressée, légèrement penchée en avant. La tête tassée dans ses épaules, sous son chaperon de laine qui la protège du froid de Mars, elle écoute. Reste attentive, prête à fuir.
Déjà peu rassurée à l'idée d'aller se promener en forêt seule, elle ne tenait simplement plus enfermée à la maison. Animal sauvage et farouche qu'elle est, elle s'est pourtant repentie de sa décision à peine sa ballade entamée dans ces bois qu'elle connaît si bien. Elle comptait d'abord marcher un peu, échauffer sa jument, pour ensuite partir au galop dans les fourrés, sauter, sentir le vent sur son visage et sans doute les branches aussi. Être de nouveau libre, rien que le temps de quelques heures. C'était sans compter sur la peur, étau ambiant, chaînes à ses poignets et boulet à son cœur qui l'a retenue durant tout ce temps. Retenue de se laisser aller. Parce qu'Adam n'est pas là. Parce qu'il n'est pas là pour la sauver.
Les paroles de la vielle femme lui reviennent en tête. Elle tremble de peur sur sa monture qui s'active déjà sans qu'on ne lui ait rien demandé, qui change de trajectoire pour se ramener vers ce qu'elle sent, ce qu'elle a vu bouger.
Parce que Caoimhe l'a aussi vue bouger, cette ombre noire, entre les conifères. Bon dieu, faites qu'elle ne soit pas dangereuse.
Ses souvenirs de la Bête sont vagues, mais son odeur pestilentielle est marquée à jamais dans ses narines. La peur lui ronge le corps entier ; elle tente de se raisonner. Agnodice aurait fuit si c'était un quelconque danger.
▬ Une biche, rien d'autre... Une biche. Elle tente de se convaincre elle-même. Le soleil a à peine passer le zénith, il serait naturel de voir une de ces créatures traverser la forêt. Agnodice, reprends-toi. Elle redirige sa monture, mais celle-ci lui résiste.
Quelque chose.
Il y a vraiment quelques chose.