- HRP:
Ce défi de mots pas possible m'a tuyé.
J'espère que ça ne sera pas trop mal ~ Voan, VOAN comment j'ai galéré vers la fin !
La Sawkins a toujours eu de l’intuition – lorsqu’elle était enfant, elle savait déjà que de toute cette flopée de frères et sœurs, elle serait celle qui se serait sorti de la fange longtemps avant que les autres ne commencent même à se hisser le menton hors de la merde d’où ils étaient tous nés. Lorsqu’elle était adolescente, elle savait avoir des racines dans la tête ; en regardant son cousin la présenter aux autres comme une docile colombe, il lui venait à l’esprit des images magnifiquement obscènes du jeune homme comme elle aurait aimé le voir, à cet instant, une gorge ouverte, peut-être, les yeux révulsés et les tempes enflées à force d’avoir lutté alors qu’elle lui aurait ouvert le cou avec ses ongles comme avec des griffes de chat sauvage.
Et comme elle se sait mauvaise, et qu’elle sait le monde plus mauvais encore, alors Jézabelle n’a jamais cessé d’affûter cette intuition comme on affûte une lame – elle la garde sur elle, soigneusement rangé dans son étui, oubliant de la dégainer lorsqu’elle sent que ses talents de bretteuse ne sauront lui venir en aide ; car soyons franc, tous les combats ne se remportent pas de la même manière. Un bon stratège sait manier ses atouts. Un excellent sait les diversifier.
Aussi l’anglaise oublia son intuition chaque fois qu’elle regarda sa belle-fille, préférant, pour sa Jalousie et elle-même, la croire l’envoyée d’une bête des Enfers. Aujourd’hui, Jézabelle abandonne son fourreau de la même façon ; son besoin de compagnie – la solitude assomme aussi sûrement que la maladie – passe avant son besoin de connaître l’homme qui marche bientôt vers elle. Un solécisme de la pensée qui s’apparente plus à de la nécessité qu’à de la paresse.
« Madame Davis, c’est toujours un plaisir de vous rencontrer. Je suis fort aise de vous recevoir pour le thé. » qu’on lui fait, tout miel, un sourire, un baisemain. Jézabelle se prêtre à la chorégraphie, laissant ses doigts gantés galamment pris entre ceux de son hôte et un rictus amène fleurir sur ses lèvres. D’un geste, elle laisse la bride de sa monture partir entre d’autres mains, et d’un autre, elle soutient le regard perçant du Drake – car oui, cela s’accompagne d’un mouvement on ne peut plus discret du menton, qu’elle relève, tandis que la fourrure chamarrée de la mante fait frissonner ses reflets cendrés.
« Je vous prie de pardonner l’état déplorable de cette entrée. Ne tardons guère à l’extérieur, voulez-vous ? »
Suivant une danse que son corps connaît par la force de l'habitude, la Sawkins emboîte le pas à son aîné en balayant vaguement le vide du revers de la main, signe que rien ne l’importune – en voilà un, de beau mensonge. De toute façon, Jézabelle maîtrise l’art de paraître à l’aise dans les situations les plus inconfortables et même, maîtrise celui de se croire à l’aise. C’est un exercice fastidieux mais, étant donné d’où elle vient, et Dieu sait qu’elle vient de très loin, ce fut à la fois imposé et d’une aide précieuse.
L’intérieur de la demeure des Drake semble peut-être plus chaleureux, ne serait-ce que par le mobilier, ou par ces murs cachant tout ce rouge envahissant les arbres et le sol au-dehors. Pourtant, il n’y fait pas nécessairement moins frisquet. Il semblerait que toutes les cloisons de la maison soient percées de barbacanes invisibles laissant filtrer une fraîcheur désagréable. Mme Davis mise sur l’indifférence : celle face à la température et celle face à ses propres os, se départissant de son manteau par politesse et par nécessité de démontrer un confort immédiat dans un environnement inconnu. Sans même y réfléchir spécifiquement, Jézabelle garde ces gestes anodins, intégrés à sa routine et à son inconscient, qui font d’elle une femme redoutable sur bien des aspects. À quiconque, et en tout temps, la Sawkins n’oublie pas de démontrer quelle genre d’alliée ou d’adversaire elle saurait devenir.
« Samuel… »
Elle tourne le visage, sur son épaule, regarde au sol avant de relever les yeux, prise dans son ballet bien rodée. Là, avec ce prénom et cette familiarité qu’on ne saurait trop mesurer, elle pourrait donner l’impression que cette maison est la sienne et son propriétaire, un invité. Tempo. Elle sourit de nouveau, un peu plus que précédemment, un peu moins que bientôt : « J’apprécie réellement cette délicate attention que vous avez eu de m’inviter, la faim qui sévit nous donne à tous quelques pensées délétères ces temps-ci. »
Changement de pied. L’anglaise laisse sa mante reposer sur le dossier d’un fauteuil où elle omet de s’assoir pour l’instant, se dirigeant plutôt vers la fenêtre par laquelle elle observe le jardin mourant dans la cour arrière. Le sucre de son miel se tarit légèrement, juste ce qu’il faut pour laisser dans sa voix plus d’ondes tièdes que d’ondes chaudes.
« Étrange que cette famine, n’est-ce pas… L’Angleterre en a connu une semblable, c’était à la fin des années 40, je crois*. Je n’étais pas née. » Elle scrute l’horizon, tout près, qui se dresse aux premiers troncs des grands pins formant une ligne serrée. « On m’a dit que les gens avaient si faim qu’ils faisaient cuir les semelles de leurs chaussures pour ensuite en boire le bouillon. Une de mes tantes a bouffé de la terre jusqu’à s’en rendre malade, et deux de mes oncles sont mort après s’être empiffrés de baies qu’ils pensaient comestibles à cause des oiseaux. »
La Sawkins retire lentement ses gants, la voix imprégnée dans l’anodin mais les gestes, eux, beaucoup trop calculés pour ne pas laisser transparaître des réflexions plus analytiques sous son discours bénin. Elle quitte la fenêtre, se déplace vers le fauteuil. Son regard va, un instant, capter celui du Drake. « J’ai un cousin qui est mort au fil de l’épée, après avoir tenté de voler du bétail à des dragons anglais. Une cousine décédée dans un bordel ; elle y était venue dans l’espoir qu’on la nourrisse. Elle était enceinte. »
Mme Davis s’arrête et porte son attention sur une domestique qui, bien qu’ayant fait une entrée des plus discrètes, n’a su se soustraire à la vigilance de l’anglaise. La théière fume sur son plateau, elle s’excuse. Jézabelle semble tomber dans une intense contemplation et, s’adressant toujours à son hôte, elle darde ses pupilles sur les gestes empressés de la domestique qui place, sert et verse le thé…
« Là où je veux en venir, Monsieur Drake… c’est que les gens sont nombreux à s’attarder sur les causes de cette pénurie mais qu’il faut… - elle relève enfin la tête, s’arrête, sourit magnifiquement – plutôt en regarder les conséquences, ne croyez-vous pas ? »
La domestique semble désapprouver, dans le silence toujours, cette miscellanée de sous-entendus, de comportements et de pensées dépolarisées qui font l’apanage de la Sawkins. Cela fait peut-être trop arachnide. Tant mieux. Mme Davis ne propose pas la zététique comme hors-d’œuvre parce que cela lui plait de chasser des fantômes de Savoir qui leur échappe tous. C’est la pensée cartésienne qui veut ça. Jézabelle prend place dans le fauteuil, croise les jambes, dépose ses gants sur ses cuisses et les lisse doucement. Puis elle vient poser ce quelque chose de glacé au fond de ses prunelles sur la jeune femme qui, la bouilloire toujours à la main, se risque encore à tenter de l’observer discrètement. Si on ne peut douter du niveau d’éducation de Mme Davis, ou de son statut social, rien n’empêche de se questionner sur ses activités charnelles ; c’est qu’elle est grande et belle femme, cette veuve, lascive parfois, mais elle sait, en un battement de cil, métamorphoser toute cette sensualité en pierre – lourde, alors, sa voix questionne soudain.
« Peut-être mademoiselle préférerait-elle répondre à votre place ? »
La servante lève un visage désemparé, avec du silence consterné comme seule amie. L’hétaïre qu’elle voyait alors devant elle prend des aspects de chimère bien dressée, alors que Jézabelle se barricade derrière une expression des plus courtoises.
* Famine dans le Nord de l'Angleterre, 1949