Elle y est entrée, finalement. Parce que ce qui lui fait le plus peur se cache ailleurs que dans cette église vide, et c’est justement pour se tenir éloigné de cet endroit qu’elle ressent ce pressant besoin de s’asseoir sur l’un des vieux bancs en bois, de joindre ses mains sur ses jupes, de fermer les yeux sans plus porter attention à l’obscurité qui l’entoure, mais à l’obscurité plus opaque encore, derrière ses paupières closes. Les prières emplissent sa tête silencieuse – Jézabelle a toujours préféré s’adresser au Seigneur par la pensée. À haute voix, elle garde cette impression persistante de parasiter le message, de le rendre plus terrestre, peut-être, alors qu’il devrait absolument s’élever au rang du divin à la seconde où les mots se forment dans son esprit.
Il fait frais, dans la bâtisse. Ici, on dirait que même la maladie, la pourriture et ses odeurs funestes ne peuvent l’atteindre. Alors Mme Davis baisse la garde, comme il se doit, comme on se découvre sur le pas de la chapelle, comme on y entre avec une espèce de stupeur respectueuse ; le mysticisme ne quitte pas ceux qui vienne ici tous les jours, et pour les non-croyants, pensez-vous, c’est pire. Dans son recueillement, donc, la grande blonde n’entend pas le glissement des bottes sur les lattes – ou alors, elles ne font aucun bruit, car leur propriétaire est une ombre aussi agile que celle qui se dresse à l’orée de leur destin -. Elle n’entend pas son instinct qui l’appel, elle n’entend pas le souffle de l’homme. Et à défaut, elle le sent.
Un respire tiède, poussé contre sa nuque, presqu’aussi atroce que l’accusation qui l’accompagne ; tout s’échoue sur sa peau, la pénètre, par les pores, pécheresse… Les yeux de Jézabelle se sont ouverts presqu’aussi vite que ceux d’un mort qu’on ressuscite de la tombe. Elle n’ose pas bouger (rigidité cadavérique, dit-on). La surprise l’a raidi, puis l’a laissé toute veule, l’espace d’une seconde, avec ses doigts gelés qui n’ont pas trouvé la force de se serrer entre eux. Peut-être l’anglaise se serait-elle laissée envahir par son trouble, si elle n’avait pas eu la certitude que cette voix ne provenait pas d’en Haut, ou d’en Bas.
Cette fois, les mains qui se posent de part en part de ses épaules, sur le dossier du banc, font un grincement affreux. Jézabelle inspire profondément, même si tout ne passe pas très bien avec ces molaires du fond qui s’appuient les unes sur les autres avec une pression certainement capable de briser les os, mais pas la peur. Le murmure, bien humain, continue de s’appuyer avec plus d’insistance sur un cou que Mme Davis trouve, soudain, beaucoup trop à découvert.
« Puis la convoitise, lorsqu'elle a conçu, enfante le péché; et le péché, étant consommé, produit la mort... »
Très lentement, Jézabelle baisse les pupilles, les tournent vers le coin inférieur droit de ses iris, comme si elle pouvait voir, sous son bras replié, une portion du corps de cet embarrassant messager de piété.
« La mort ne nous attend-elle pas tous au bout de notre chemin ? » qu’il eût été juste ou mauvais, a-t-elle envie d’ajouter, comme pour se discréditer, mais elle sent ne pas pouvoir tenir une neutralité suffisamment longue dans sa voix pour se rendre jusqu’à là. Malgré un apparent détachement, le pouls de Mme Davis trahit son ressenti.
C’est une question qui n’attend pas de réponse. Une réthorique polie, quoi qu’avec un poil d’animosité – justifiable, étant donné les circonstances. La blonde se redresse doucement, et même, avec une lenteur plus calculée qu’à l’habitude ; on pourrait croire qu’elle veuille se montrer en pleine possession de ses moyens. Ou alors, c’est qu’elle n’ose faire de gestes brusques, comme on s’en abstient devant un prédateur, afin de ne pas provoquer en lui cette pulsion bestiale qui ne demande qu’à être relâchée.
Ou bien encore, c’est un peu des deux.
Quoi qu’il en soit, lorsque Jézabelle se retourne pour faire face au mystérieux, son attitude n’exprime que maîtrise et, avouons-le, supériorité. Elle redresse légèrement le menton, comme pour se faire paraître plus grande, et pour montrer qu’elle ne craint aucune lame pouvant venir s’appuyer sur sa jugulaire – que cette lame soit matérielle ou non. Évidemment, il est dans l’humeur de Mme Davis de toujours défendre ses propres intérêts ; interdire la médisance à son sujet, rabrouer le premier opportun tenant des propos suspects, rembarrer le soupçon. Mais cette église noire, et ce face-à-face muet, lui font mettre de l’avant sa prudence plutôt que sa hardiesse.
« Qu’est-ce qu’un pourvoyeur de conscience vient faire dans une église, si ce n’est que pour s’offrir à lui-même ses… réflexions. »
Elle le dévisage. Lui, et ses yeux, mais surtout ses yeux, si pâles qu’ils lui donnent l’aspect, dans cette obscurité, d’un quelconque oiseau de proie ayant beaucoup trop regardé l’azur d’un hâve ciel d’hiver. Ils la percent, mais elle s’oblige à les soutenir des siens, plus foncés, il est vrai, mais pas moins glacés. Ah, oui… Jézabelle le connaît, de vue, et c’est peut-être mieux ainsi. À Warwick Bay, les visages inconnus ne sont pas autant monnaie courante que les connus. C’est ce fou. Ce chien de Vail. La dévotion est, poussée à la limite de son possible, toujours aussi fascinante qu'effrayante.
« Si votre plaisir est de spéculer sur le contenu d’une âme, alors je vous invite à sonder celles de ceux – et pas la mienne - qui ne trouvent même pas assez de piété pour prier Dieu, et qui, au contraire, s’acoquine avec le Diable. »
Il y a quelque chose, dans le timbre de la voix et dans l’ombre des traits du visage, de méfiant. De défensif. Mais il y a aussi, dans la posture – avec ces épaules étrangement basses malgré la tension -, de la défiance. De l’offensif. Et en dessous de tout cela, une pointe de panique troublée, comme celle que l’on retrouve dans l’enfance, à l’heure des grandes révélations. Mais Jézabelle n'est pas au bout d'elle-même. Peut-être son cou gracile, paré d'une veine battant la même mesure effréné que son coeur, pourrait-il lui donner un air de fragilité. Mais il n'y a de vulnérabilité chez elle que ce qu'on pourrait s'imaginer soi-même, un fantasme, une tromperie... et ce qu'on prendrait pour de la faiblesse serait alors une redoutable perfidie.