C’est la mine grave qu’il avait quitté le port, bien que soulagé que les négociations se soient déroulées sans anicroche. D’autres réjouissances l’attendaient en ville, ne lui laissant guère le temps de souffler. Comme il l’avait exposé au contrebandier, il lui fallait désormais organiser une levée de fonds, convaincre le pasteur du bien fondé et de la nécessité de cette action en un temps record, menacer les citoyens les plus avares, trouver de l’argent pour les carreaux d’arbalète… Il s’efforçait de faire au plus vite tout en considérant les tâches qui l’attendaient une par une, sans quoi il se serait senti gagné par le découragement. Et, pour rajouter à la difficulté du problème, il y avait cette douleur qui irradiait son torse à chaque pas, qui l’élançait sur tout le flanc droit et lui rappelait que dehors, le monstre rôdait, prêt à frapper à nouveau. Et puis, l’argent se montrerait-il efficace ? Il grinçait des dents, tâchant de ne pas trop penser à ce qu’il arriverait si leur théorie tombait à l’eau.
Il y eut la discussion à bâtons rompus avec Deyvos, qui dût pourtant reconnaître qu’il falllait utiliser l’argent de Dieu pour financer cette campagne contre les démons, sinon quoi il n’y aurait plus de fidèles. Il y eut le porte à porte, la rafle de l’argenterie et de la monnaie, les injures impertinentes de ceux qui roulaient sur l’or, les silences lourds des plus démunis, qui acceptaient sans rechigner de participer au bien commun bien qu’ils savaient que les trente derniers jours du mois seraient encore plus durs à supporter en cette fin d’hiver. Il y eut le rassemblement sur la grand’place, la mobilisation des hommes en état de se battre, la remotivation des troupes, la litanie monocorde des prières adressées aux morts et aux vivants.
Puis, finalement, il y eut l’entrevue chez le forgeron du village, qui avait ranimé le feu étouffant de ses forges en cette nuit d’horreur.
Comme s’il savait qu’on aurait besoin de lui.
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La colonie toute entière semblant dans l’attente d’un dénouement qui serait fatal à l’un des deux camps : le démon mangeur de chair, ou eux. Bien que la populace grouillât d’animation en cette heure inhabituelle, l’air était chargé de nervosité, de peur, de colère. L’on s’activait en silence, le visage fermé, car il n’y avait rien à dire. Chacun savait ce qui les attendait au bout de la nuit.
Alphaeus se présenta chez Jones flanqué de deux hommes, l’un chargé d’or et l’autre d’argent. L’or pour Felix, l’argent pour Jones. Jones était le meilleur forgeron du village, ou du moins celui en lequel l’inquisiteur avait le plus confiance. Il toqua trois coups secs à sa porte, et se contenta d’un hochement de tête pour le saluer. ▬
Jones, on a besoin d’ton talent. L’autre opina du chef. ▬
Le p’tit Max est passé, il m’a mis au parfum. Fais voir c’que t’as. D’un coup du menton qui allait du sac à un établi, Alpha indiqua à son acolyte de déverser son chargement sur la planche de bois. ▬
Tant mieux. Tu penses en avoir pour combien de temps ? Le gars connaissait son affaire, alors Al’ s’en remettait à son jugement.
Maintenant, il fallait patienter…
Felix ne tarda pas à pointer le bout de son nez, comme une pie radine au moindre objet brillant. Pendant ce temps là, Jones s’était déjà mis à la tâche. Le bruit de la carriole se trainant sur les pavé ameuta l’inquisiteur, qui esquissa quelque pas jusqu’à l’embrasure de la porte, jetant un coup d’oeil au dehors pour apercevoir Monsieur bouclettes ainsi que les gamins qu’il avait envoyés. Il soupira, comme s’il avait eu peur que Felix lui fasse faux-bond.
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Te voilà enfin. il commenta.